Si l’Intelligence Artificielle (IA) s’est déjà imposée, depuis plusieurs années, dans la maintenance prédictive, l’émergence de l’IA générative s’accompagne d’une démocratisation de son usage et de sa diffusion aux différents métiers du transport de voyageurs.
« L’intelligence artificielle va s’insinuer un peu partout comme cela s’est passé pour le digital. Ses effets relèvent davantage d’une transformation culturelle que d’une transformation de l’organisation de l’entreprise, car l’IA va impacter tous nos process métiers », assure Xavier AYMONOD, directeur marketing, innovation et service de Transdev.
Même si beaucoup de solutions déployées sur le terrain en sont encore au stade de l’expérimentation, la qualité de vie au travail des collaborateurs, l’expérience client, mais aussi la sécurisation de l’exploitation et la performance opérationnelle enregistrent d’ores et déjà des progrès significatifs.
Qualité de vie au travail des collaborateurs
L’IA générative annonce une ère d’optimisation des fonctions support – achat, RH, juridique, IT, marketing, communication… Parmi les cas d’usage identifiés, un accès facilité à la base de connaissances issues des documents de référence. Le Groupe SNCF teste actuellement un outil de recherche sur les quelques 70 000 documents recensés dans divers domaines – sécurité, opération, achats, juridique, maintenance des trains, gares, etc. Aujourd’hui, les collaborateurs du Groupe y accèdent par mots-clés : demain grâce à l’IA générative, il leur suffira de poser une question en langage naturel pour obtenir automatiquement une réponse et le document source associé qui garantira sa validité.
Keolis projette également de recourir à l’IA générative pour optimiser le travail des équipes mobilisées sur les appels d’offres. Son emploi permet d’ores et déjà d’identifier instantanément les modifications entre plusieurs versions d’un cahier des charges, d’en extraire les exigences principales et celles secondaires. L’IA permet aussi de distribuer les tâches en fonction des services concernés – juridique, exploitation, maintenance, commercial, etc.
La RATP cherche à faciliter le quotidien de ses 5 000 agents en stations et en gares en Ile-de-France. La direction des services et espaces multimodaux expérimente Sem’Alain, un assistant virtuel fondé sur l’IA générative qui permettra à ses agents d’être à jour sur des connaissances et procédures relatives à leurs diverses activités qui sont en constante évolution – vente de titres de transport, information voyageurs, gestion des lieux, etc.
« L’accès à ces informations peut s’avérer complexe pour nos agents, c’est pourquoi nous finalisons un chatbot intelligent intégré à leurs outils opérationnels disponibles sur tablette : les agents poseront des questions en langage naturel et l’outil leur poussera les réponses appropriées, en citant ses sources pour garantir leur fiabilité, explique Jérémy ROOS, Chief Data Scientist au Groupe RATP. Auparavant, cela implique un travail important de structuration de la base de connaissances, car c’est une des clés pour parvenir à des réponses de qualité. »
Amélioration de l’expérience client
Tous les opérateurs travaillent sur des chatbots pour traiter les questions courantes des voyageurs et venir ainsi soulager les services de relation client.
Défi supplémentaire, Transdev teste un voicebot de la start-up Vocads sur le réseau de Rouen. A l’instar d’un assistant vocal, l’IA va trouver la bonne information à une demande vocale telle que l’heure de passage d’un bus, par exemple… L’IA sert également à évaluer la satisfaction client via une enquête audio en réalisant une analyse sémantique du vocabulaire employé par les sondés.
La mise en service de solutions de traduction instantanée fera partie de l’héritage des Jeux olympiques de Paris 2024. L’outil TradSNCF – 130 langues prises en charge – a été beaucoup utilisé pendant les JO par les agents en gare pour renseigner les touristes. « Cela aurait été difficile à faire voici encore deux-trois ans : l’IA générative l’a rendue possible », souligne Julien NICOLAS, directeur numérique du Groupe SNCF.
Parallèlement, SNCF Gares & Connexions expérimente des bornes interactives en six langues qui permettent d’interroger l’avatar d’un athlète pour orienter les voyageurs. Une première mondiale en termes d’assistance client testée à la Gare du Nord (Paris) qui s’appuie sur le langage de Meta.
La RATP a également développé sa propre solution de traduction instantanée Tradivia – 17 langues prises en charge : l’outil est intégré dans les tablettes des 3 000 agents sur le terrain. « L’application a été spécifiquement adaptée à l’expérience du réseau parisien : noms des stations, différents types de billets, itinéraires, etc. », souligne Jérémy ROOS.
Les opérateurs travaillent aussi sur la fiabilisation de l’information voyageurs. Un travail crucial : « Selon notre enquête, 73% des gens pensent que le manque d’information ou une information erronée, les découragent à prendre les transports publics », souligne Xavier AYMONOD de Transdev. Par exemple, 10% de l’information sur les passages aux arrêts peut s’avérer fausse en raison de déviations liées notamment à des travaux. Sur l’un de ses réseaux français, Transdev a recours à l’IA pour reconstituer le plan de transport en temps réel et indiquer l’arrêt temporaire à partir de la géolocalisation du bus : « L’IA corrige le SAEIV et renvoie la bonne information : nous parvenons ainsi à une information voyageur juste à plus de 99% », assure Xavier AYMONOD.
Pour le Groupe RATP, l’intelligence artificielle ouvre de nombreuses perspectives pour renforcer le lien avec des voyageurs qui attendent toujours plus de conseils et de réactivité personnalisés à leur situation. L’IA peut, par exemple, faciliter la planification des déplacements en tenant compte des préférences de trajet et en exploitant des données temps réel : état du réseau routier, météo, affluence, travaux, etc. La RATP cherche également à améliorer la résolution des situations perturbées grâce à l’IA. Selon le type d’incident (objet délaissé, malaise voyageur, avarie matériel, etc.), l’IA peut permettre d’affiner l’estimation de l’horaire de reprise du trafic, et ainsi améliorer la qualité de l’information voyageurs. Elle peut aussi contribuer à réduire la durée de résolution, en optimisant les temps d’intervention des différents acteurs impliqués dans le processus.
Améliorer le confort de voyage implique aussi de prévoir l’affluence sur les lignes de son réseau. L’IA se fonde sur l’analyse de données externes (météo, calendrier…) et l’historique de fréquentation. « Cela vient compléter les données collectées par les outils de validation et les outils classiques de comptage à bord des véhicules qui sont parfois compliqués et coûteux à collecter dans les réseaux importants : notre outil Imove, en service en Australie, est plus facile à exploiter et moins coûteux, explique Jean-Christophe COMBE, directeur marketing, innovation, développement durable et engagement du Groupe Keolis. Cela permet de réguler l’offre, d’informer les voyageurs et de leur conseiller un autre mode de transport, de reporter leur trajet, ou de se rendre à la station suivante…» Keolis utilise un outil similaire pour mieux réguler les flux et réduire les temps d’attente à ses navettes pour le Mont-Saint-Michel, car la fréquentation est extrêmement variable selon la météo, le calendrier ou encore les campagnes de promotion du site par l’établissement public. Une donnée sur l’affluence que Keolis partage avec les restaurateurs afin qu’ils puissent mieux adapter leur service : « Nous diffusons gratuitement cette information qui fait partie intégrante de notre mission de service public et de notre contribution au développement de l’activité économique des territoires », souligne Jean-Christophe COMBE.
Les opérateurs travaillent également sur des outils de mesure, en temps réel, de l’affluence à bord des rames afin que les passagers se positionnent sur le quai là où il y a le moins de voyageurs. Par exemple, le Groupe SNCF a déployé ce service sur le réseau RER en 2024 après l’avoir instauré sur des lignes du Transilien en 2023. Cette solution, développée par Transilien en partenariat avec la start-up Affluences, s’appuie sur des caméras positionnées sur les quais. L’IA parvient à évaluer, en temps réel, le niveau de charge à bord et par voiture. Cette donnée est notamment affichée à la station suivante sur les écrans d’information. Cette gestion des flux voyageurs contribue au confort de voyage et à l’optimisation des temps d’échanges en gare, et donc à l’amélioration de la régularité.
Performance opérationnelle
La connaissance des déplacements des habitants d’un territoire est primordiale pour concevoir un design du réseau et un plan de transport. Les données de validation servent à reconstituer les trajets origine-destination des voyageurs : les algorithmes sont entraînés pour reconstituer ces trajets, une solution moins coûteuse que les traditionnelles enquêtes-ménages. Par ailleurs, Keolis a déployé son outil Patterns à Nancy qui se base sur les données GPS des mobiles. « Ces données sont mises à la disposition des AOM pour qu’elles fassent évoluer si nécessaire l’offre ou le design du réseau en cours de contrat ou plus généralement au moment de son renouvellement », indique Jean-Christophe COMBE. En outre, le Groupe travaille aujourd’hui systématiquement avec ces outils, notamment dans ses réponses aux appels d’offres comme dans le cas du réseau de Perpignan. « Le travail d’observation sur le territoire a permis de prendre en compte l’évolution de l’urbanisation et de la saisonnalité, en particulier les relations entre Perpignan et les communes les plus proches de la côte », souligne Jean-Christophe COMBE.
L’IA aide également les opérateurs de transport à mesurer l’empreinte carbone des déplacements des voyageurs. L’outil de Keolis, Patterns CO2, s’appuie aussi sur les traces GPS anonymisées, issues des mobiles des personnes sur un territoire, et permet leur affectation par type de transport : au final, l’outil parvient à calculer un taux d’émission de CO2 par habitant. « Patterns CO2 permet de matérialiser l’impact environnemental de nos réseaux : il devient alors possible de se fixer un cap pour réduire nos émissions de CO2 et se donner des objectifs de report modal, explique Jean-Christophe COMBE. Notre groupe se positionne comme un accompagnateur des AOM dans la décarbonation de leurs territoires…»
Transdev travaille aussi sur une modélisation des émissions de CO2 d’un réseau de transport. L’objectif ? Calculer l’évolution de la qualité de l’air. L’opérateur a recours à des capteurs fixes et d’autres placés sur des véhicules. Ces émissions de CO2 sont alors matérialisées sur une carte : l’IA estime les variations et évolutions en cas, par exemple, de changement de motorisation, de la mise en place de l’écoconduite ou encore d’un transport à la demande plutôt que de véhicules de plus grande capacité… « L’IA permet de suivre l’impact de ces changements et d’évaluer si ces émissions vont diminuer si on met en place une ZFE, par exemple », explique Xavier AYMONOD.
L’IA aide également les opérateurs de transport à réduire leur consommation d’énergie. Le Groupe SNCF, qui mobilise 10% de l’électricité industrielle et 1 à 2% de la production globale en France, a développé l’outil Sirius Next : l’IA donne au conducteur des indications pour qu’il utilise la seule énergie du train plutôt que de freiner ou de tractionner. Pour y parvenir, il a fallu auparavant numériser le réseau ferré : « En fonction de la géographie de la ligne – montées, descentes, courbes, cela permet d’économiser de 7 à 12% d’électricité sur la traction d’un train. C’est phénoménal ! », souligne Julien NICOLAS.
Keolis a aussi développé un outil propriétaire pour optimiser la consommation d’énergie des bus – diesel, au gaz et électriques. S’appuyant sur la collecte d’une série d’indicateurs sur l’ensemble de bus, l’IA permet de comprendre l’impact de plusieurs facteurs comme la météo, le trafic routier, la géographie, le type de conducteur et de ligne… « L’IA nous indique les périmètres sur lesquels il est le plus pertinent d’agir et nous aide à optimiser les règles de conduite et de maintenance qui auront le plus de résultats pour économiser de l’énergie sur chacun de nos réseaux. Puis, nous faisons la promotion de ces règles pour parvenir à une consommation d’énergie la plus frugale possible », explique Pierre GOSSET, directeur industriel du Groupe Keolis.
Sécurisation de l’exploitation
La sécurisation du réseau est essentielle pour éviter des incidents qui vont venir perturber l’exploitation. SNCF Réseau a recours, depuis plusieurs années, à l’IA pour faire de l’analyse d’images de satellites et de drones. Cette surveillance des voies ferrées permet notamment d’observer la végétation et d’intervenir au bon endroit.
Dans les stations, le PC sécurité peut être appuyé par l’analyse d’images de l’IA qui parvient à détecter, en temps réel, des personnes tombées sur les voies, des mouvements de foule ou encore des comportements suspects de certains passagers comme des valises laissées sur un quai, par exemple. L’IA envoie alors une alarme automatique. Keolis expérimente ainsi l’outil CCTV IA sur la ligne de métro de Londres, Docklands Light Railway (DLR). « Des situations critiques ont été évitées grâce à l’IA, assure Pierre GOSSET. Une solution qui, pour l’instant, reste plus onéreuse et par conséquent réservée aux réseaux importants, car elle implique, en général, de multiplier le nombre de caméras et leur qualité pour réaliser des analyses pertinentes des images vidéos. A cela s’ajoute un coût de traitement de la donnée.»
La sécurisation des cyclistes et piétons par l’IA est un enjeu pour les réseaux de bus. Transdev teste, sur plusieurs réseaux français, un système d’aide à la conduite. Concrètement, des caméras rétroviseurs permettent aux chauffeurs de voir dans les angles morts. Les algorithmes calculent le « temps de collision » : lorsqu’un danger est imminent, des alertes visuelles et sonores avertissent alors le chauffeur pour qu’il corrige sa conduite. Cette solution développée par la start-up Mobileye (groupe Intel) est déjà déployée dans les réseaux de bus Transdev aux Etats-Unis. L’alternative des rétroviseurs intelligents de Safety Tech est aussi en test à Mulhouse. « C’est une solution très appréciée des chauffeurs qui a permis une très forte réduction des situations à risques », assure Xavier AYMONOD.
La lutte contre la fraude fait partie des obligations contractuelles des exploitants. L’IA permet de déterminer, en temps réel, où ce taux a le plus de chance d’être le plus élevé. Keolis teste actuellement sa solution sur plusieurs réseaux : « Nous commençons à tirer le meilleur parti des historiques de fraude par jour, par géographie… Nous essayons de les corréler avec des bus et trams témoins équipés de capteurs pour calculer la différence entre le nombre de validations et la fréquentation réelle, et avoir ainsi, en temps réel, une bonne idée du nombre de fraudeurs afin d’envoyer, de façon dynamique, les agents de contrôle aux bons endroits au bon moment », explique Pierre GOSSET.
Maintenance prédictive
La maintenance prédictive consiste à détecter un défaut et à le corriger avant que la panne ne survienne. Une gestion optimisée du patrimoine industriel qui couvre aussi bien les rails, la signalisation, le matériel roulant que les portes palières présentes sur les quais du métro… L’immobilisation d’une rame, par exemple, est ainsi réduite au strict nécessaire grâce à des capteurs placés sur des composants-clés – portes, freins, essieux, lave-glace des conducteurs, etc. – qui enregistrent des données sur leur fonctionnement pendant que le train roule : l’IA surveille ce jeu de données et envoie une alarme dès qu’un certain seuil est dépassé.
Cette maintenance anticipée a dépassé le stade de l’expérimentation. « Nous avons procédé au déploiement des capteurs pendant des années, nous sommes maintenant dans la phase où nous pouvons pleinement exploiter ces données, explique Julien NICOLAS du Groupe SNCF. Les nouvelles rames livrées comportent nativement des capteurs. Tous les anciens trains sont en train d’être équipés : par exemple, ceux placés sur les portes des Intercités nous indiquent si elles sont bien fermées. Cela évite au chef de bord de le vérifier, c’est essentiel pour la régularité. »
En 2018, la RATP a lancé Serval, son propre outil de maintenance prédictive du matériel roulant (portes trains, climatisation, freins, pantographes, etc.) sur la ligne A du RER, puis l’a déployé en 2021, sur les lignes automatiques 1 et 14 du métro parisien. Résultat, « nous estimons que depuis sa mise en service, Serval nous a permis de réduire significativement les incidents d’exploitation et les coûts de maintenance, tout en renforçant la sécurité ferroviaire », assure Jérémy ROOS.
Au final, l’enjeu pour les opérateurs est d’intégrer l’IA au cœur de leurs processus. Ils s’emploient à franchir ce palier de maturité en réunissant les conditions d’un passage à l’échelle sur le plan technologique, tout en garantissant une approche de l’IA éthique et responsable, et en accompagnant la transformation des métiers et des compétences.